Extrait de l'intervention de Cédric Villani lors d'un séminaire en ligne organisé par le Pôle Systematic en mars 2021.
(NB: transcription approximative, n'hésitez pas à corriger sur GitHub. Les titres et les passages soulignés sont moi.)
Introduction et constats
Je vais faire un petit exposé de présentation. Je vais rappeler quelques éléments qui sont bien connus et insister sur quelques messages forts qu'il faut bien garder en tête.
La première chose? Intelligence artificielle. Surtout, ne pas chercher une définition précise. C'est tout un ensemble de tâches, un ensemble d'algorithmes et de recettes qui permettent d'accomplir des tâches, savoir ce qui relève de l'IA et ce qui n'en relèvent pas, c'est assez subjectif, ça varie en fonction du temps. On dit bien souvent que au fur et à mesure, quand quelque chose est bien connu et maîtrisé, on cesse de l'appeler l'intelligence artificielle. Dire quelque chose de connu et ce qu'on appelle genre statufié, c'est toujours ce qui est un peu à la frontière. Ce qui vient de façon surprenante s'inviter dans la palette de ce qui fait automatiquement. Alors qu'on pensait que ça demandait du demander une intelligence humaine. Et il ne faut pas chercher surtout à trouver une définition, une définition précise.
L'enjeu n'est pas là. Maintenant, derrière, l'intelligence artificielle a quand même cette idée de transférer de transférer à la machine, à l'automatique, des tâches accomplies par l'humain.
A une époque, il faut garder en tête toujours le grand changement qui s'est fait au cours des quelques dernières décennies, entre le moment où, il y a trente ans, où j'étais à l'École normale supérieure et où l'intelligence artificielle était censée être un sujet sans avenir, bien trop abstrait ou en tout cas, réservé à quelques passionnés férus de logique. Et le moment maintenant où l'intelligence artificielle, on en parle partout et où ça a débordé largement de la sphère des spécialistes pour aller vers la sphère grand public et vers la sphère de l'économie.
Qu'est ce qui s'est passé? Il y a eu un grand chambardement, un revirement dans les méthodes où on a vu que des méthodes qui étaient extrêmement en pointe, qui étaient considérées comme la base de l'intelligence artificielle.
À une époque, beaucoup de logique, beaucoup d'ontologie, se sont retrouvées renversées, se sont fait voler la vedette par des méthodes auxquelles l'on croyait guère qu'elles ne plus guère. Avec beaucoup de statistiques, avec les fameux réseaux de neurones qui étaient complètement déconsidéré il n'y a pas si longtemps. Et maintenant, son taux, son taux, celui du panier, donc un grand chambardement dans les méthodes.
On a vu que des choses marchaient qui ne fonctionnaient pas auparavant et à bien garder en tête un certain certain pragmatisme, une certaine humilité qu'il faut adopter par rapport à ça, par exemple pour un mathématicien. On voit bien que la difficulté qu'ont les spécialistes de l'algorithmique aujourd'hui à expliquer le succès des réseaux de neurones est une véritable blessure narcissique pour les pour les mathématiciens qu'on peut mettre au même rang qu'un peu que le théorème d'incomplétude de Gödel ou que certains certains grands mystères de la mathématique et de l'algorithmique, il y en a.
C'est comme ça. Il faut l'accepter. Un jour peut être, la théorie rattrapera l'application pragmatique. Mais aujourd'hui, ce sont les mises en œuvre pragmatiques qui sont en avance.
Notre évolution majeure qu'il faut garder en tête, c'est le changement de public. Il y a vingt ans, l'IA était réservée aux experts ou chercheurs. Les politiques s'en fichaient pas mal. Aujourd'hui, c'est un jeu politique et même géopolitique, dans lequel les gouvernements s'affrontent à coups de milliards, à coups de communication, à coups d'intimidations dans les médias et dans lesquels les usagers et les personnes concernées sont très, très largement réparti.
D'autres sujets chauds dans l'actualité informatique, ce n'est pas du tout pareil. Prenez par exemple le débat sur l'informatique quantique. Ça reste un débat de spécialistes et d'experts. Le débat sur l'intelligence artificielle, en revanche, est un débat beaucoup plus large. Pourquoi? Parce que l'intelligence artificielle s'est développée de façon très pragmatique, avec beaucoup de recettes dans lesquelles les usages, les capacités, les compétences techniques, domaine par domaine jouent un rôle majeur.
C'est un domaine qui avance de façon très forte dans un dialogue répété, pragmatique, de longue haleine entre développeurs, informaticiens et usagers, et dans lesquels il y a des boucles dans lesquelles il y a des circuits d'amélioration et dans lesquels on a besoin d'avoir ces usagers impliqués.
C'est un domaine qui avance pragmatiquement et sans qu'on puisse vraiment faire de prédictions. Savoir quelles sont les tâches qui, demain, vont passer des humains aux machines n'est pas facile. Savoir quand les voitures automatiques rouleront pour de vrai n'est pas facile. Je veux dire savoir quels sont les métiers qui seront menacés. C'est pas facile comme on l'a vu aujourd'hui.
On sait faire des algorithmes qui écrasent à plate couture les meilleurs spécialistes de go ou d'échecs du monde. Mais on ne sait faire aucun robot qui balaye de façon raisonnable. En un sens, le métier de balayeur n'est absolument pas menacé par l'intelligence artificielle. Le métier de champion de go, lui, est extrêmement menacé.
Et vous avez ce genre de situation paradoxale qui se retrouve partout dans les dans le secteur de la santé. Des spécialistes peuvent se poser des questions et doivent se remettre en question. Quand on voit que des diagnostics automatiques sont faits aujourd'hui pour certaines images de cancer de façon plus efficace dans certaines maladies par un algorithme que par les humains les plus éduqués et les meilleurs experts du monde.
De autre côté, le métier d'infirmier, d'infirmières, d'aides soignants. On a besoin plus que jamais et c'est pas sur ces secteurs que l'IA attaque, si l'on veut.
Donc, il y a une attaque au sens de peut s'avérer comme un remplacement ou quelque chose qui va changer la donne. Donc, quelque chose d'extrêmement pragmatique dans son développement. Ce qui est sûr, c'est la compétition internationale acharnée qui s'est renforcée. Qu'est ce qu'il y a dans cette compétition ? C'est la course pour quelques grands ingrédients qui sont les cerveaux et qui sont attirés très largement à coups de millions, à coups de milliards, avec des salaires inouïs.
Dans bien des cas, c'est de la compétition pour les très grands jeux de données.
Un enjeu géopolitique
Et c'est la compétition pour les très grandes, pour les grosses et très grosses d'infrastructures de calcul. On est là sur des investissements qui, là encore, se chiffrent en milliards et dans lesquels les deux gros joueurs que sont Etats-Unis et Chine. Et en ce moment, la Chine, avec un développement encore plus rapide que les Etats-Unis, joue de façon extrêmement forte, voire agressive, en débauchant les chercheurs, en récoltant autant que possible les, en constituant les gigantesques bases de données, en cherchant à attirer, agglomérer les réseaux et avec une publicité extraordinaire.
Quels atouts de la France en la matière? Premièrement, la France est une grande nation de mathématiques, une grande nation de recherche, ce qui ne s'est jamais démenti depuis trois siècles. Et quand je dis grande nation, c'est-à-dire sur le podium mondial, tout ce qui est abstrait, tout ce qui est universel, ce sont des choses qui plaisent à la France. L'idée d'une recherche qui ' quête de recherche dans l'intérêt commun, c'est quelque chose qui est très important pour la France, pour la France aussi.
Et dans ce contexte, la recherche française n'a absolument pas à rougir devant aucune autre. De façon générale, le sujet la recherche est bien distribué. La recherche européenne d'intelligence artificielle se porte extrêmement bien. Il n'y a pas moins de chercheurs européens primés que de chercheurs américains primés en la matière. Et même si vous regardez les plus grandes vedettes qui soient en matière de réseaux de neurones, vous trouverez le Français Yann LeCun, le Britannique Sainte-Sabine, le Canadien de Washington, le Québécois extrêmement francophile Joshua Bugyō.
C'est assez réparti. On peut y ajouter un ou deux noms en Chine, en Allemagne, ce que vous voulez, mais il n'y a pas de domination qui s'exerce quand vous regardez les financements R&D. C'est une tout autre affaire des investissements côté américain ou côté chinois qui font passer l'Europe pour un nain.
Dans ce contexte, il faut à la fois se renforcer sur le point faible et conserver le point fort. Le point fort? Très clairement, le plus grand point fort, c'est la recherche.
Les axes d'actions
Comment cette atout français peut-il se transformer en souveraineté et nous éviter de nous faire déclasser ou cyber-coloniser ?
Premièrement, en faisant confiance à sa recherche et à ses chercheurs, en donnant des moyens, en leur simplifiant la vie, en les aidant à être fiers de ce qu'ils font, en les valorisant.
Deuxièmement, en jouant de façon très résolue et sans hésiter la carte européenne pour des questions de taille, de pools de personnes qui collaborent et qui font de la recherche ; pour des questions de taille de marché dans un secteur où la recherche a besoin d'être tiré par les applications et donc d'être sans cesse en relation avec les acteurs économiques ; enfin, par rapport au nombre d'usagers, de personnes qui participent.
Très très clairement, cette souveraineté est à développer dans un cadre européen.
Ensuite, en faisant appel à la formation. La France est un pays qui forme de très bons chercheurs, mais peu dans un domaine où il y a besoin d'élargir très largement la base.
Ensuite, en faisant résolument confiance au décloisonnement. Si la France est une grande nation de recherche, la France est aussi une nation cloisonnée, dans laquelle il est plus difficile qu'ailleurs de passer d'une carrière à une autre, d'un monde à un autre, du privé au public, etc. Alors que là nous avons un sujet qui est résolument interdisciplinaire et qui se joue dans le contact et l'interface. Les instituts d'IA qui ont été mis en place par le Gouvernement, dans la suite de mon rapport, mettent l'accent sur l'interdisciplinarité. Nous avons besoins de davantage de formations interdisciplinaires, où on laisse les acteurs, en relation les un avec les autres, le soin de définir le cursus, les modalités, etc.
Cette notion de "se lancer, mettre les choses en oeuvre", elle est cruciale. Sans attendre que tout soit parfait, sans discuter pendant des jours et des mois. Il faut lancer les choses de façon expérimentale et en faisant confiance aux acteurs. C'est vrai à l'échelle nationale, à l'échelle européenne, mais aussi à l'échelle territoriale.