Le Monde a publié dimanche un article intitulé "L’open source, l’armée de l’ombre du logiciel… et de l’Intelligence artificielle", pour lequel j'avais été interviewé en septembre.
Cet article du Monde traite du rôle crucial, bien que méconnu du grand public, des logiciels open source dans l'univers numérique, et notamment de leur importance grandissante dans le domaine de l'intelligence artificielle (IA).
Il met en lumière le paradoxe de l'open source : pilier fondamental de l'infrastructure numérique moderne, il demeure largement méconnu et sous-estimé en dehors des cercles technologiques. Son avenir repose sur un engagement continu de la communauté, un soutien financier accru et une prise de conscience plus large de son importance.
Principales hématiques abordées
Commençons par un résumé des principales thématiques abordées.
L'Open Source : le héros discret de l'ère numérique
- Omniprésence : Selon l'article (qui me cite à ce sujet) les logiciels open source sont omniprésents. 80 à 90 % des logiciels utilisés à travers le monde contiennent du code open source (une source parmi d'autres: OSSRA). On les retrouve dans les téléphones mobiles, les plateformes d'achat en ligne, les services bancaires, les plateformes de streaming, et même dans les IA comme ChatGPT.
- Développement communautaire : Le développement et la maintenance des logiciels open source reposent sur une communauté mondiale de millions de développeurs, de chercheurs et de contributeurs individuels qui y consacrent leur temps et leur expertise, souvent par passion et en partageant des valeurs communes. (NB: l'article fait en grande partie l'impasse sur les contributions des entreprises, ce qui est une erreur.)
- Principes fondamentaux : Les logiciels open source sont régis par quatre principes fondamentaux : l'accès et l'utilisation libres du code source, la possibilité d'étudier et de modifier ce code, et la liberté d'en partager les modifications.
- Moteur d'innovation : La nature ouverte et collaborative de l'open source encourage l'innovation en permettant aux développeurs de s'appuyer sur du code existant pour créer de nouvelles solutions.
Contexte historique et évolution
- Origines : L'open source est né en réaction à la transition de l'industrie du logiciel vers des modèles propriétaires. La Free Software Foundation, fondée par Richard Stallman en 1985, défend l'idée du logiciel comme un bien commun.
- De l'accusation de "communisme" à la reconnaissance : Initialement qualifié de "communiste" par des personnalités comme Bill Gates, l'open source est devenu une approche respectée et largement adoptée.
- Adoption par les géants du numérique : Des géants de la technologie tels que Microsoft et IBM ont embrassé l'open source, acquérant des plateformes comme GitHub et des entreprises comme Red Hat, reconnaissant ainsi la valeur de cet écosystème.
L'Open Source et le marché français
- Impact économique : Bien que les logiciels open source soient gratuits, ils génèrent un marché significatif en France, grâce aux entreprises qui proposent des services d'intégration, de personnalisation et de support. Le marché français de l'open source est estimé à 5,9 milliards d'euros et continue de croître. (NB: cf. les études publiées par le CNLL)
- Soutien gouvernemental : Le gouvernement français reconnaît l'importance stratégique de l'open source pour la souveraineté numérique et la maîtrise des coûts, et encourage son utilisation dans les services publics. (NB: l'article fait l'impasse sur les limites de cette attitude, que j'ai pourtant longuement évoquées pendant mon entretien avec la journalise.)
Défis et perspectives d'avenir
- Pérennité : L'écosystème open source est confronté à des défis concernant le financement, l'engagement des contributeurs et le vieillissement de la communauté de développeurs, en particulier autour de Linux.
- IA et Open Source : Si les outils d'IA s'appuient largement sur des composants open source, les données utilisées pour entraîner ces modèles, quant à elles, ne sont généralement pas accessibles, soulevant des questions de transparence et de réelle "ouverture" de l'IA.
- Nécessité d'un soutien renforcé : L'article souligne le besoin d'un soutien plus important de la part des entreprises et des utilisateurs qui tirent profit de l'open source, afin d'assurer son développement et sa pérennité.
Personnes et organisations citées ou évoquées
Pour mémoire, l'article cite ou évoque plusieurs personnalités et organisations clés de l'écosystème open source. En voici une liste.
Personnes
- Stéfane Fermigier (i.e. moi): Directeur général de la société Abilian et coprésident du Conseil national du logiciel libre. Il commente l'omniprésence des logiciels libres.
- Tarek Ziadé : Ingénieur ayant découvert les composants open source après ses études. Il témoigne de son engagement et des valeurs de l'open source.
- Anne Nicolas : Directrice d'Ossflow, un organisme de formation à l'open source. Elle décrit le dynamisme de l'écosystème open source.
- Roberto Di Cosmo : Professeur d'informatique détaché à l'INRIA et directeur de Software Heritage. Il souligne l'importance cruciale des logiciels libres pour le fonctionnement d'Internet et des communications.
- Richard Stallman : Chercheur en intelligence artificielle au MIT, fondateur de la Free Software Foundation en 1985. Il est considéré comme l'un des pères fondateurs du mouvement du logiciel libre.
- Bill Gates : Fondateur de Microsoft. Il avait qualifié l'open source de "nouvelle forme de communisme" à ses débuts.
- Linus Torvalds : Créateur du système d'exploitation Linux en 1991.
- Steve Ballmer : Successeur de Bill Gates à la tête de Microsoft. Il avait qualifié Linux de "cancer" en 2001.
- Satya Nadella : PDG de Microsoft lors du rachat de GitHub en 2018. Ce rachat illustre le changement de position de Microsoft vis-à-vis de l'open source.
- Rémy Mandon : Directeur général de Red Hat France. Il explique comment IBM s'appuie sur Red Hat pour les logiciels intergiciels autour de Linux.
- Bastien Guerry : Responsable de l'Open source programme office (OSPO) à la direction interministérielle du numérique (DINUM). Il évoque le pragmatisme qui entoure aujourd'hui l'open source.
- Emma Ghariani : Responsable de la division Open source et communs numériques de la Dinum. Elle souligne les avantages stratégiques de l'open source pour l'État.
- Marc Palazon : Directeur général de l'ESNL Smile et président de la commission Open source du syndicat patronal des entreprises du numérique Numeum. Il détaille les quatre grandes sources de logiciels libres.
Organisations
Liées à l'open source
- Free Software Foundation (FSF) : Fondée par Richard Stallman en 1985, c'est l'organisation pionnière du mouvement du logiciel libre. Elle promeut les libertés des utilisateurs de logiciels.
- Conseil national du logiciel libre (CNLL) : Représente l'écosystème français du logiciel libre. Stéfane Fermigier en est le coprésident.
- Software Heritage : Archive universelle des logiciels, dirigée par Roberto Di Cosmo, visant à préserver le code source en tant que patrimoine commun.
- Ossflow : Organisme de formation à l'open source, dirigé par Anne Nicolas.
- Fondations open source (Eclipse, Apache, Python, Mozilla, OpenSSL, Linux) : Organisations à but non lucratif qui gèrent le développement et la gouvernance de logiciels open source majeurs. Elles assurent l'animation des communautés de contributeurs et définissent les standards et les règles.
- GitHub : Plateforme collaborative de stockage et de partage de code open source, rachetée par Microsoft en 2018. C'est un acteur central de l'écosystème open source.
- Gitnux : Plateforme d'études de marché, citée pour ses données sur l'utilisation du système Linux.
- Red Hat : Éditeur de solutions open source, notamment autour de Linux, racheté par IBM en 2018.
Entreprises utilisatrices ou ayant un lien avec l'open source
- Abilian : Société dirigée par Stéfane Fermigier, non décrite dans l'article mais probablement utilisatrice ou contributrice de logiciels open source.
- Microsoft : Initialement opposé à l'open source, le géant du logiciel a depuis changé de position, notamment en rachetant GitHub et en utilisant Linux pour ses serveurs Azure.
- IBM : A racheté Red Hat en 2018 et s'appuie sur ses solutions pour ses logiciels intergiciels.
- Smile : Entreprise de Services du Numérique Libre (ESNL) dirigée par Marc Palazon.
- Meta (anciennement Facebook) : Mentionné pour sa bibliothèque d'apprentissage IA open source PyTorch.
- Google : Mentionné pour sa bibliothèque d'apprentissage IA open source TensorFlow et pour le développement d'Android.
Organismes publics français
- Direction interministérielle du numérique (Dinum) : Encourage l'utilisation de l'open source dans les administrations et services publics français. Bastien Guerry et Emma Ghariani y travaillent.
Autres
- Numeum : Syndicat patronal des entreprises du numérique. Marc Palazon y préside la commission Open source.
- Markess : Source de données sur le marché de l'open source, citée dans l'infographie.
- Indeed : Plateforme de recherche d'emploi, citée dans l'infographie pour les profils recherchés dans l'open source.
- Massachusetts Institute of Technology (MIT) : Institution de recherche où Richard Stallman a travaillé.
Commentaires
Bien que l'article du Monde offre un aperçu intéressant du rôle de l'open source dans l'écosystème numérique contemporain, il présente selon moi certaines limites et omissions qui méritent d'être soulignées au regard des principes de souveraineté numérique et d'une analyse plus approfondie de l'écosystème open source européen.
1. Manque de considération pour les contributions des entreprises européennes à l'open source et pour l'enjeu de souveraineté associé :
- L'article se concentre principalement sur la dimension communautaire et bénévole du développement open source, minimisant l'importance stratégique des contributions des entreprises, en particulier européennes, et l'enjeu de souveraineté qui leur est associé. Or, aujourd'hui, une grande partie du développement de logiciels open source majeurs est financée et réalisée par des entreprises, y compris en Europe. Elles contribuent du code, emploient des développeurs pour travailler sur des projets open source, et financent des fondations. L'open source est un véritable enjeu économique et industriel, et le développement d'une filière européenne forte est crucial pour la souveraineté numérique du continent.
- Si l'article cite des géants américains comme Google, Microsoft et IBM, il omet de mentionner des acteurs européens majeurs comme SAP, Siemens, Bosch, Ericsson, ou Nokia, qui investissent aussi significativement dans l'open source. Il passe également sous silence des éditeurs de logiciels open source européens (ou d'origine européenne) tels que SUSE, MariaDB, Bonitasoft, Jahia, PrestaShop, Vates, XWiki, Nexedi, Nuxeo, Collabora ou BlueMind, ainsi que des ESNL (Entreprises de Service du Numérique Libre) comme Smile (qui a racheté Alter Way), Worteks ou Arawa, qui contribuent activement à l'écosystème.
- L'article aurait pu mentionner des fondations ou associations européennes comme OW2, Euclidia, l'APELL ou la Free Software Foundation Europe, qui jouent un rôle clé dans la structuration de l'écosystème open source en Europe et sa promotion à l'international.
- L'article ne mentionne pas suffisamment le rôle crucial des PME et ETI européennes du logiciel libre. Il existe pourtant un tissu économique très riche de PME et ETI qui fondent leur business model sur l'open source, et contribuent à la vitalité de cet écosystème, comme le montre l'étude de l'impact socio-économique de l'open source en Europe de 2021, et comme le montre les études et actions du CNLL, d'APELL, ou d'Euclidia.
- En ne reconnaissant pas suffisamment le rôle crucial des entreprises européennes et l'importance d'une filière industrielle européenne du logiciel libre, l'article donne une image incomplète et quelque peu idéalisée de l'écosystème open source actuel, et passe à côté d'un enjeu majeur de souveraineté : le soutien à une industrie européenne du logiciel libre comme contrepoids aux acteurs dominants non-européens. Il est essentiel de comprendre que l'open source n'est pas seulement une affaire de bénévoles, mais un véritable enjeu de puissance économique et d'autonomie stratégique, comme le souligne la doctrine.
2. Vision idéalisée de la politique du gouvernement français et absence de perspective européenne en matière d'open source :
- L'article présente une vision positive de l'action du gouvernement français en faveur de l'open source, notamment à travers la Dinum, en mentionnant son importance pour la souveraineté numérique et la maîtrise des coûts. Cependant, il passe sous silence les contradictions, les limites de cette politique, et son manque d'articulation avec une stratégie européenne.
- Dans la pratique, l'adoption de l'open source par les administrations françaises reste timide et souvent entravée par des freins culturels, le poids du lobbying des acteurs historiques du logiciel propriétaire, et une application insuffisante des textes existants comme la circulaire Ayrault de 2012 ou l'article 16 de la loi pour une République Numérique. Le récent rapport de la Cour des Comptes (2024) souligne les faiblesses de la politique d'achat de l'État en matière de logiciels, pointant le manque de stratégie claire en faveur de l'open source et le non-respect des textes existants.
- L'article ne mentionne pas les controverses autour de la stratégie "Cloud au Centre" du gouvernement français et du label "Cloud de Confiance", qui, sous couvert de souveraineté, pourrait dans certains cas favoriser des solutions américaines opérées par des acteurs français via des accords de licence, comme l'illustrent les projets Bleu (Capgemini/Orange/Microsoft) et S3NS (Thales/Google). Ces initiatives ont été critiquées pour leur manque d'ambition en termes de réelle indépendance technologique et leur contribution limitée à l'émergence d'une filière européenne du cloud souverain, comme l'ont souligné des acteurs comme Jean-Paul Smets (défenseur notamment d'un "Buy European Tech Act"). Une critique de Gaia-X serait également pertinente ici, car l'initiative, bien qu'européenne, souffre de défauts similaires et a montré ses limites dans sa capacité à favoriser l'émergence d'une offre cloud réellement souveraine et basée sur des standards ouverts.
- L'article ne replace pas l'action de la France dans un contexte européen. Or, la souveraineté numérique ne peut se concevoir qu'à l'échelle de l'Europe. Des initiatives comme l'EUPL (European Union Public Licence), l'OSOR (Open Source Observatory and Repository), le programme ISA² (Interoperability Solutions for European Public Administrations), ou encore l'appel à la création d'un "Fonds Européen pour les Technologies Souveraines" porté par des organisations comme l'APELL sont absentes de l'article.
- La réalité du quotidien des DSI de l'état, avec le poids des habitudes, le manque de compétences, et la difficulté à faire évoluer les marchés publics, est bien loin de l'image "open source friendly" donnée dans l'article. L'article passe sous silence le manque de volonté politique réelle et durable pour imposer l'open source comme un choix stratégique dans les administrations, au-delà des déclarations d'intention. Il aurait pu s'appuyer sur le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique (2022) qui dresse un constat sévère des défaillances de l'État en la matière et de l'insuffisance des moyens alloués à cette ambition.
3. Une vision centrée sur le logiciel et la dimension "défensive" de la souveraineté, qui n'est qu'effleurée :
- L'article se focalise principalement sur le logiciel open source, en oubliant que la souveraineté numérique est un concept beaucoup plus large qui englobe aussi les infrastructures (cloud, réseaux, data centers), les données, les compétences, et la capacité d'innovation et d'influence. L'absence de mention du "cloud de confiance" et de la dépendance aux hyperscalers américains est un manque important, tout comme l'absence de la question des plateformes.
- L'article aborde la question de la souveraineté numérique principalement sous un angle "défensif" (se protéger contre la domination des GAFAM), sans suffisamment insister sur la dimension "offensive" : la capacité à innover, à créer ses propres champions technologiques, à influencer les standards et les normes au niveau mondial, à proposer un modèle alternatif fondé sur l'ouverture et la coopération.
- L'article passe sous silence l'importance de l'éducation et de la formation pour développer une véritable culture de l'open source et du numérique ouvert en Europe. Il ne mentionne pas non plus le rôle que peuvent jouer les universités et les centres de recherche dans le développement de l'open source, comme le font par exemple l'INRIA en France ou le Fraunhofer Institute en Allemagne.
Conclusion
Ces limites n'enlèvent rien à la qualité générale de l'article, qui a le mérite de mettre en lumière le rôle crucial de l'open source dans le monde numérique contemporain. Cependant, elles soulignent la nécessité d'une analyse plus nuancée, plus critique et plus complète de l'écosystème open source, de ses acteurs, de ses enjeux et de ses défis, en particulier dans le contexte européen et dans la perspective de la construction d'une véritable souveraineté numérique. Une telle analyse doit intégrer la dimension économique et industrielle de l'open source, les limites des politiques actuelles, et enfin la nécessité d'une approche plus offensive et ambitieuse pour faire de l'Europe un acteur majeur de l'open source au niveau mondial, capable de proposer un modèle alternatif aux GAFAM. Elle doit également s'appuyer sur une meilleure compréhension des principes de la souveraineté numérique tels que définis dans la doctrine présentée, et promouvoir une vision de l'open source comme un outil stratégique au service de cette souveraineté, et pas seulement comme une solution technique ou une alternative économique. L'open source est enfin un choix de société, qui engage notre capacité collective à maîtriser notre destin numérique.