Fin de règne numérique : le prix de l'inaction stratégique

2025-04-27

L'analyse récente de Tariq Krim sur l'état de la politique numérique française à l'approche de 2027 a le mérite de mettre des mots sur un sentiment largement partagé : celui d'un "pilotage automatique" dans une "séquence de fin de règne", où le pouvoir réel semble déjà glisser vers les "futures écuries présidentielles". Tariq décrit avec justesse cette atmosphère d'attentisme, où, faute de vision claire et face à la "sidération" géopolitique, on "cherche à gagner du temps", et où le numérique devient moins un projet stratégique qu'un "marqueur idéologique" pour les forces politiques en recomposition (gauche sociale/écolo, droite industrielle/grands groupes, extrême-droite sécuritaire/territoriale).

Il pointe aussi les symptômes de cette dérive : on ressort de vieilles idées repeintes aux couleurs de la souveraineté, on crée des observatoires pour occuper l'espace médiatique, masquant mal une forme de paralysie stratégique. La "peur panique" des hauts fonctionnaires face à une possible ère politique "trop clivée" ajoute à ce tableau d'une machine étatique qui semble tourner à vide en attendant la prochaine échéance majeure.

Cependant, sous cette surface d'agitation politique et de repositionnements idéologiques, la réalité opérationnelle du numérique français continue de poser des questions fondamentales qui transcendent les clivages partisans et ne peuvent attendre 2027. Car pendant que l'on débat des orientations futures, la dépendance technologique, elle, se creuse maintenant.

Certains alertent depuis longtemps sur la dissonance croissante entre les discours incantatoires sur la souveraineté et les décisions concrètes prises sur le terrain. Quand des migrations massives vers des solutions comme Microsoft 365 se poursuivent au cœur même de l'État et de ses écoles d'élite (Polytechnique, Éducation Nationale), malgré les alertes juridiques (RGPD, Schrems II), sécuritaires (CLOUD Act, FISA) et les propres directives de l'administration (Art 16 Loi République Numérique), on mesure le décalage. Ce n'est plus du pilotage automatique, c'est une perte de contrôle assumée.

La perspective d'un État-plateforme ultra-centralisé, potentiellement réorientable selon les vents politiques futurs, comme l'évoque Tariq, est d'autant plus préoccupante que ses fondations technologiques échappent largement à notre maîtrise collective. Quelle que soit l'orientation politique future – qu'elle vise l'innovation sociale, le renforcement industriel ou le contrôle sécuritaire – sa mise en œuvre effective dépendra de la capacité à maîtriser l'outil numérique. Or, cette maîtrise ne peut reposer que sur des fondations transparentes, auditables et contrôlables.

C'est ici que la question du Logiciel Libre et des standards ouverts devient non pas une option idéologique parmi d'autres, mais une nécessité opérationnelle critique. C'est le prérequis technique et stratégique pour que n'importe quelle politique numérique puisse prétendre à une forme réelle de souveraineté et d'autonomie.

Une feuille de route pour la souveraineté numérique française et européenne existe [1], [2], [3]. Elle reste malheureusement largement ignoree par les décideurs politiques au profits d'annonces largement cosmétiques. Pourtant, elle est simple et pragmatique, et pourrait être mise en œuvre dès maintenant, sans attendre 2027, et avec un budget modeste. Voici les quatre actions prioritaires à mettre en œuvre :

  1. Faire appliquer la loi existante : L'article 16 de la Loi République Numérique impose de "préserver la maîtrise, la pérennité et l'indépendance" des systèmes d'information publics et d'"encourager l'utilisation des logiciels libres". Il suffit de le mettre en œuvre avec des directives claires, un suivi opérationnel ferme et une vraie volonté politique.
  2. Se doter d'un bras armé : Le vide laissé par la fin annoncée de la Mission Logiciels Libres doit être comblé, non par un énième observatoire, mais par une structure de pilotage dédiée et dotée de moyens (OSPO interministériel renforcé ou Agence dédiée type ZenDis allemand). Sa mission : orchestrer la stratégie, animer et soutenir l'écosystème, et assurer la cohérence des actions.
  3. Utiliser le levier de la commande publique : Instaurer une politique "Open Source & Souveraineté First" comme choix par défaut. Intégrer systématiquement les critères de souveraineté (transparence du code, localisation, droit applicable), exiger les standards ouverts et la contribution aux communs, et favoriser l'écosystème local de PME expertes.
  4. Soutenir activement l'écosystème français du numérique ouvert : Reconnaître et intégrer la filière (6 Mds€ CA, 60 000 emplois) dans les dispositifs de soutien existants (French Tech, CIR/CII/JEI – dont l'application pour les PME du logiciel libre doit être clarifiée), et flécher des financements existants (France 2030, etc.) vers les briques logicielles libres et les biens publics numériques stratégiques.

Ces actions ne relèvent pas d'une posture partisane pour 2027. Elles répondent à des vulnérabilités actuelles et constituent le socle indispensable pour redonner à la France une marge de manœuvre stratégique dans le numérique.

Tandis que les "écuries présidentielles" affûtent leurs programmes, rappelons avec insistance que sans une maîtrise réelle de nos infrastructures numériques – ce que permet intrinsèquement le Logiciel Libre – toute promesse de souveraineté, qu'elle soit économique, sociale ou sécuritaire, restera lettre morte, suspendue au bon vouloir au mieux technologique, au pire géopolitique, d'acteurs extra-européens. Le travail sur les fondations ne peut attendre les échéances électorales.